XVII

Faute de mieux, le colonel Mazars s’était donné comme repère ce grand bâtiment à l’entrée de la rue de Maubeuge. Et, depuis plus d’une demi-heure, il suivait la lente descente du soleil qui, enfin, venait effleurer sa plus haute cheminée. Le moment d’agir était donc venu.

Vous commencerez le plus tard possible, lui avait ordonné la présidente. Mazars détestait ces consignes imprécises, ces amphigouris de civils incapables d’assumer la responsabilité d’un commandement net et sans ambiguïté. C’est avec des ordres comme celui-là qu’on amène les Allemands aux portes de Paris ! Le plus tard possible… On y était semblait-il. Dans vingt minutes, il n’y aurait plus suffisamment de lumière du jour pour que la foule apprécie pleinement sa reprise à la russe. La présidente lui avait demandé une simple présentation des armes, il répondait par une création originale qu’il voulait offrir au tsar comme la démonstration éclatante de la finesse et du bon goût de la cavalerie française.

Un tsar qui n’était même pas encore là. Tout fout le camp !

Il raidit la nuque, tira son sabre et salua la foule massée devant la grande verrière de la gare du Nord. Il y avait là tout le peuple de Paris. Les sans-noms, les braves gens, tous ceux qui n’avaient pas mérité le privilège d’être invités à l’intérieur, au bord des quais. Une longue farandole de soldats du 117e de ligne barrait, l’arme au pied, l’accès au saint des saints. Restait à Mazars un public de Parisiens curieux, avides d’apercevoir la silhouette de l’empereur, de l’impératrice ou d’une quelconque autre figure exotique dont le souvenir alimenterait les repas de famille pour quelques années. Il y en avait partout, sur le toit des tramways immobilisés pour la soirée, en haut des réverbères, à toutes les fenêtres de la rue que certains avaient louées pour une grosse somme.

La fanfare de la Garde républicaine attaqua les premières mesures de la Marche solennelle de Massenet dans un cliquetis d’étriers et de cuirasses polies. En face, le rang des hussards ne broncha pas. Alors que les rangs français se mettaient en branle sous les applaudissements, la Russie gardait le silence. Le chef du protocole Barsky l’avait prévenu, ils ne feraient rien en l’absence du tsar. Tant pis pour eux. Car même si eux aussi répétaient depuis le début de l’après-midi, ils se contenteraient d’avaler en simples spectateurs le triomphe de la garde française. La présidente Desnoyelles avait bien des défauts mais, cette fois-ci, elle avait été ponctuelle.

Le tsar, quant à lui, traînait son convoi d’apparat quelque part au sud de Compiègne où il avait été signalé plus d’une heure auparavant. Le monarque avait voulu démontrer l’avance technique de son empire en transportant par mer cinq wagons de transsibérien jusqu’à Dunkerque.

Le train illustre, tout le monde le savait, regorgeait de tables en cristal de l’Oural, de services d’onyx et de tentures bordées de castor du Kamtchatka. Les mêmes bibelots, disaient les mauvaises langues, qui avaient déjà été servis aux Français lors de l’Exposition universelle. Des trésors, ajoutaient les grincheux, que l’impératrice Alexandra payait avec l’argent de l’emprunt russe. Ainsi dans la foule impatiente se rejouait la subtile alchimie française qui sait si bien mêler le dénigrement à l’admiration. Une cohue à la fois naïve et cynique dont les rêves de steppes restaient pour l’heure bloqués on ne savait où, entre deux aiguillages, sur les bords de l’Oise.

À l’intérieur de la gare, sous la grande verrière étincelante de lumière électrique, le quai central avait été recouvert de velours rouge comme une artère puissante qui mènerait le convoi impérial jusqu’à la délégation française regroupée sous un petit chapiteau. Derrière, rangés dans un carré de chaises dorées, se tenaient sagement les officiels ; les ministres du gouvernement, les médaillés, civils et militaires, les méritants, les généraux sévères, curieux de jauger sur pied le fameux Protecteur de la paix européenne et les gens bien nés venus là comme en famille pour accueillir un lointain cousin. Puis, vers l’arrière, les industriels et les marchands, les hommes en noir, tous pareillement vêtus d’une redingote et d’un haut-de-forme, les investisseurs en tout genre soucieux de se rappeler au bon souvenir de leur plus gros client. On avait repoussé les journalistes autour, leurs volumineux appareils de photographie perchés sur des échafaudages. Leurs images feraient l’Histoire, des artistes en tireraient des huiles magistrales. Les plus modernes dans l’assistance avaient déjà compris que, le moment venu, il s’agirait d’être bien placé, pas trop loin de madame Desnoyelles.

 

« Ah ! vous voilà enfin ! pesta la présidente pour saluer l’arrivée sur l’estrade du préfet Lépine.

— Veuillez m’excuser, madame, mais la journée a été riche en incidents…

— Ça tombe bien, la république vous paie justement pour résorber les incidents.

— Oui, madame. Bien sûr. L’empereur Nicolas n’est pas encore arrivé ?

— Vous avez de la chance. Il est plus en retard que vous. »

Le préfet sortit de sa poche un grand mouchoir à carreaux dont il s’épongea le front en cherchant son souffle. Ce faisant, le sourcil dressé, il analysait la scène comme un policier le théâtre d’un crime. Les rails déserts, les banderoles, les cocardes, le silence, l’écho fantomatique de la fanfare de la Garde républicaine, dehors.

Et puis le long ruban rouge incroyablement vide à l’exception des deux silhouettes au garde-à-vous. Le petit fonctionnaire Cherkasov et le géant au front bombé en carapace de tortue, le comte Vasilyev, droits comme des I depuis sûrement plus d’une heure.

« L’état-major de l’Okhrana au grand complet ! attaqua-t-il à grand renfort d’accent lyonnais. Alors, c’est ça le comité d’accueil du tsar ?

— Vous avez raison, Lépine, drôle de symbole.

— L’Okhrana est partout, madame. Il y a certainement plus d’agents russes en civil dans la foule qui nous entoure que de citoyens français.

— Depuis les événements de 1905, c’est devenu une maladie, vous le savez bien. Ces Russes ont besoin de tout infiltrer pour se sentir en sécurité. Tant que vous les gardez à l’œil, laissez-les faire. Ça les rassure.

— Sachez aussi, madame, qu’ils ont pris place dans les tunnels du métropolitain.

— Déjà ? Mais alors, ils vont y passer la nuit ?

— Il semblerait, oui. Ils ont investi la station Champs-Élysées, qui est fermée depuis ce matin. Il paraît même qu’ils en ont chassé les ingénieurs de la Régie des transports.

— Il paraît ? Dites donc, Lépine, je vous paie pour que vous me rapportiez des faits, pas des ragots.

— C’est que… madame la présidente, mes hommes n’ont pas accès au réseau souterrain. Vous vous êtes engagée auprès du comte Vasilyev. Nous avons cédé notre métropolitain à l’autorité russe pour ces deux jours.

— Foutaises ! Vous me décevez, Lépine ! Prenez donc modèle sur les méthodes de l’Okhrana. Les officiers de la police française ne peuvent-ils pas aussi se glisser en toute discrétion dans les rangs de nos amis russes ? Vous connaissez les couloirs du métropolitain mieux qu’eux, que je sache !

— Sur le terrain, la situation est plus délicate, madame la présidente. Nos chers alliés prennent leur mission à cœur et refoulent nos gendarmes au nom de l’accord qu’ils ont scellé avec vous hier. J’ai estimé que l’affaire ne valait pas un incident diplomatique et je n’ai pas insisté.

— Eh bien, vous avez eu tort, Lépine ! »

La présidente avait tapé du talon sur l’estrade du chapiteau. Elle s’était brusquement raidie, les poings et la mâchoire contractés, bouillonnant derrière la rigueur froide d’un manteau d’astrakan à col droit. Elle n’avait que faire du spectacle qu’elle offrait à la foule, à ces centaines d’yeux curieux qui n’avaient rien d’autre à regarder que leur présidente sur son estrade, son aplomb, ses colères et l’irrévérence de ses cheveux tirés jamais coiffés d’aucun chapeau.

« Je ne comprends pas, madame. Quelque chose vous inquiète ?

— Oui ! Quelque chose qui devrait vous inquiéter aussi si seulement vous faisiez correctement votre travail ! »

Le préfet garda le silence. Ce n’était malheureusement que le jeu banal d’une discussion de travail avec la présidente.

« Eh bien, figurez-vous, Lépine, que le quartier général de la Horde d’Or, à Montreuil, a été victime d’une attaque ce matin et que le Grand Khan est actuellement en fuite sans que personne sache où il a pu se réfugier.

— J’étais au courant, madame.

— Et vous ne m’en avez pas avertie ? »

Elle s’était écartée, l’index tendu vers son visage et le fixait par en dessous comme au peloton d’exécution.

« Je…, bégaya-t-il en lissant la pointe de sa barbe. Je n’ai pas jugé cette information prioritaire dans le contexte de la visite du tsar.

— Eh bien vous auriez dû !

— Je ne comprends pas. »

Victoire Desnoyelles fit un pas vers lui pour continuer un ton plus bas, les dents serrées.

« Ce n’est pas à un policier comme vous que je vais apprendre qu’avant d’enfermer un truand dans une cage, il faut toujours se demander s’il ne vous est pas plus utile dehors. Et vous savez fort bien que la Horde du Grand Khan a su nous rendre des services quand il fallait. »

Après la barbe, le préfet se caressa la moustache en regardant ailleurs, loin, tout au bout du quai de velours rouge. Desnoyelles était une femme pragmatique. Trop. Beaucoup trop pour son romantisme de Lyonnais qui n’avait pas oublié ses débuts, sa vocation, ses rêves d’ordre, de flics intègres et de malfaiteurs que l’on envoie se faire trancher à la guillotine.

Puis ses yeux s’accrochèrent aux rails toujours vides et remontèrent jusqu’à eux, jusqu’à cette présidente en astrakan qui le toisait. Avec un peu de salive, il ravala son indignation.

« Avions-nous un… accord avec le Khan ?

— C’est encore plus simple que cela. Disons que je m’étais arrangée pour que le Grand Khan s’engage à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux à Nicolas II dans les couloirs du métropolitain.

— Mais vous parlez de l’homme qui est responsable de l’attentat du Bazar de l’Hôtel de Ville !

— Ça suffit, Lépine ! Il sera toujours temps de confronter nos méthodes quand Sa Majesté sera rentrée à Moscou. En attendant, la promenade souterraine s’emmanche bien mal.

— Vous pensez que l’Okhrana ne peut assurer seule la sécurité de son souverain ?

— Si, peut-être. Mais c’est une question de responsabilité. Imaginez qu’un attentat se produise sur notre sol. Bismarck s’en frotterait les mains ! Et puis…

— Et puis ?

— Et puis cet intérêt soudain du tsar pour notre train métropolitain m’inquiète. Cette technologie est-elle à ce point exceptionnelle que l’empereur brave le risque d’attentat pour la visiter ? Le courage n’est pourtant pas sa qualité première. Ça ne lui ressemble pas. Je comptais bien sur le savoir-faire des hommes du Khan pour soutirer aux agents russes quelques petits secrets. La Horde dispose de moyens d’action que la police française, à juste titre, s’interdit…

— Alors, que faisons-nous, madame ?

— Je n’en sais rien. Mais on ne peut pas perdre la main. D’autant que je vous rappelle que j’accompagnerai le tsar demain et que je commence à craindre que ce soit moi l’étrangère au milieu de tous ces Russes ! Dites-moi donc ce que vous savez à propos de cet assaut contre la forteresse du Grand Khan. Je n’ai moi-même pas plus d’éléments.

— C’est le fait d’un seul homme. Un tueur qui aurait tenté d’assassiner le Khan.

— Qui donc peut simplement croire être capable de tuer le Khan ?

— Ses ennemis sont nombreux.

— Mais aucun n’est assez insensé…

— L’assassin venait bien pour le Khan. Il a exploré systématiquement toutes les pièces de la place forte avant de découvrir sa victime. Rien d’autre ne semblait l’intéresser que de débusquer le Khan et l’éliminer.

— Vous êtes bien informé, Lépine.

— Mes contacts sont rompus aux vieilles méthodes de la police française. »

Elle sourit. Il continua.

« En fin de compte, l’affaire n’a fait qu’une seule victime. Un dénommé Gérard Encausse qui se trouvait dans le bureau du Khan au moment de l’assaut.

— Papus ? Mon Dieu, Papus est mort… »

Le préfet comprit immédiatement qu’il venait sans le vouloir de toucher la présidente au cœur, tout au fond, derrière le masque et la carapace. Elle avait porté la main à la bouche, le poing fermé contre les lèvres. Un besoin de repli sur soi, diagnostiqua-t-il ; sentir l’odeur de sa propre peau, s’isoler pour réfléchir ou, simplement, pour encaisser, loin des autres. Elle avait brusquement rétréci dans son grand manteau.

« En êtes-vous certain ? souffla-t-elle sans relever la tête.

— Oui, madame. Le corps de monsieur Encausse est resté là-bas, sous le contrôle des hommes de la Horde. Mais je peux vous assurer qu’il s’agit bien de lui. Mes indicateurs sont fiables. »

La présidente Desnoyelles avait fermé les yeux. Elle prit une profonde inspiration quelle relâcha bruyamment sur ses doigts toujours pliés contre ses lèvres.

« Et ce n’est pas tout, madame. Apprenant l’affaire, j’ai cru bon de dépêcher quelques hommes au domicile de ce Papus, comme il se fait appeler.

— Eh bien ?

— La villa a été prise d’assaut par une bande armée pratiquement au même moment que l’attaque de Montreuil. Des hommes de la Horde qui gardaient l’enceinte ont été tués dans la fusillade. Seule la nièce de ce monsieur Encausse était présente. Elle aurait survécu mais elle est blessée et serait actuellement en fuite.

— Lucrèce ! laissa échapper la présidente en ouvrant les yeux.

— Vous la connaissez ?

— Un peu, oui… Continuez.

— J’ai de bonnes raisons de penser que les hommes qui ont réalisé cette opération étaient de nationalité russe.

— Des Russes ? Vous êtes sûr ?

— Pratiquement.

— De quel bord ? impérialistes ? révolutionnaires ?

— Il s’avère que la jeune fille est une sympathisante de la cause révolutionnaire. Alors tout est possible.

— Ces attaques peuvent être liées à la visite du tsar ?

— C’est ce que j’ai pensé aussi, madame. Mais aucun élément ne nous permet d’étoffer cette hypothèse. »

La présidente fit un pas en arrière, pivota vers la foule, croisa les bras, avant de revenir brusquement en face du préfet. Comme si son corps avait eu besoin de mouvement pour dissiper une bouffée d’angoisse. Ou alors un surplus d’énergie, le résidu trop chaud de ses cogitations.

« Et quoi d’autre, Lépine ? Allez-y, je vois bien à votre tête qu’il vous en reste !

— Oui, madame, ce n’est pas tout. J’ai creusé, vous savez, c’est mon métier…

— Je vous écoute.

— Cet Encausse était fiché aux Affaires implexes. J’ai donc contacté le ministère concerné. C’est la procédure.

— De France ? Bien sûr ! Vous avez bien fait. Mais où est-il, l’animal ? Je lui avais pourtant demandé de venir accueillir le tsar avec nous.

— Il ne viendra pas. Lui aussi a subi une agression aujourd’hui même. Mais rien de grave cette fois. Juste quelques côtes froissées. Il sera là demain pour la visite du métropolitain.

— Que lui est-il arrivé ?

— Au ministère. Place Beauvau. Il interrogeait un implexe du nom de Loneux arrêté la veille dans une affaire de voies de fait sans importance. Un complice, implexe lui aussi, s’est introduit dans son bureau, l’a menacé d’une arme, frappé, jeté au sol avant de s’enfuir avec son comparse.

— Bon. Ça n’a pas l’air si grave. Nous verrons cela plus tard. Tant que cela n’interfère pas avec nos histoires de Russes…

— Nous n’en sommes pas si loin, malheureusement.

— Précisez.

— C’est un peu compliqué. Lors de l’altercation, une jeune fille était présente. Mademoiselle Bienvenüe, la fille du grand Fulgence. Ce qui relie l’affaire au métropolitain et, par là, à la visite du tsar.

— Le lien est ténu, vous me l’accorderez.

— Pas tant que ça si vous ajoutez que le frère même de mademoiselle Bienvenüe, le fils donc de l’ingénieur en chef du métropolitain, un jeune homme qui travaille au service du ministre de France à collecter des informations sur les implexes les plus sensibles ; eh bien, ce jeune homme a disparu la veille et n’a toujours pas donné de nouvelles à l’heure qu’il est. Enlevé, sans doute.

— Cela commence effectivement à faire beaucoup de coïncidences, lâcha la présidente après un temps de réflexion.

— Et le policier que je suis n’aime pas les coïncidences, madame. Ce foutu métropolitain, si vous me pardonnez l’expression, semble attirer les truands, les implexes et les Russes comme des mouches sur une assiette de miel. Et par un concours de circonstances qui me paraît de plus en plus louche, il se trouve que c’est là le seul endroit de France où mes hommes ne peuvent plus mettre les pieds. »

La présidente était redevenue elle-même. Droite à l’excès, le port d’un soldat, le regard froid. Son corps avait assimilé les mauvaises nouvelles et se tenait prêt à repartir au combat.

« Vous devez à tout prix reprendre le contrôle de ces tunnels, Lépine ! Envoyez vos meilleurs hommes aux Champs-Élysées. Il se passe quelque chose. Mais n’en venez pas aux mains. Je compte sur votre finesse. Les Russes sont nos alliés, ne l’oubliez pas. Bismarck serait bien trop heureux d’apprendre que nous nous sommes fâchés pour une vulgaire affaire de métropolitain. Et en ce qui concerne les implexes, gardez ça pour plus tard. Ce n’est pas votre priorité. Et puis, de France s’en occupera. »

 

Le cri strident d’une chaudière qui se relâche et les premières notes du Bojé, Tsaria khrani mirent fin à la discussion. La locomotive était là qui arborait l’aigle à deux têtes tenant d’une patte le sceptre et de l’autre le globe à croix grecque. Le tsar était arrivé et la présidente ne l’avait pas entendu venir.

Dans la foule, on agitait les hauts-de-forme et les fanions. Sur le quai, les premiers chasseurs avaient sauté du train tels des garçons de piste préparant le cirque avant le premier numéro.

La gare tout entière marqua une pause, le temps que la vapeur se dissipe. Puis une porte s’ouvrit dans le flanc du deuxième wagon et la procession débuta comme une sortie d’église.

D’honorables barbus déguisés en poupées russes se répandirent d’abord sur le quai en une mosaïque vivante de chapes et de dalmatiques colorées. Suivirent les icônes, les reliquaires, les croix et, semblait-il, tout ce que le train pouvait contenir d’objets brillants. La présidente réprima un sourire. Pas le moment de s’abandonner au second degré. Le public ronronnait de satisfaction. Devant, Cherkasov et Vasilyev affichaient l’air solennel des fonctionnaires heureux.

Le cortège s’étira ainsi en une longue file qui paraissait vouloir rattacher l’estrade présidentielle au train du tsar. En tête, un pope amena le pain et le sel sur un coussin de soie.

Puis, du fond de la gare, un grondement s’éleva par-dessus les hymnes russes de la fanfare. D’abord le martèlement désordonné d’une grosse pluie d’été, une superposition erratique de chocs sourds qui, peu à peu, cherchait sa cohérence. Puis, imperceptiblement, le chaos sonore devint rythme et la gare entière sembla battre à l’unisson des coups de mille sabots étouffés par le velours. Deux pleins wagons de cuirassiers et de chasseurs à cheval formaient maintenant leurs files clinquantes de cuivre et de fer, de plumeaux colorés et de robes lustrées.

Dans les tribunes lointaines, on applaudit. Et, comme un ressac, la ferveur déferla jusqu’aux invités, à la tribune, balayant les retenues et les sobriétés. Certains même se levèrent, emportés par l’enthousiasme.

« Vingt-cinq ans de république ne pourront jamais lutter contre cinq siècles d’autocratie, commenta la présidente. Regardez-les, Lépine, il faut avouer qu’ils y mettent du panache ! La France s’est payé un grand gars pour la défendre. Voyez ! Même nos généraux sont debout pour les acclamer. C’est dire s’ils sont soulagés de pouvoir tâter les biceps de ce providentiel coéquipier. Les militaires sont comme les oiseaux de paradis, ils se jaugent aux couleurs, à l’éclat et à la perfection de leur pas de danse. »

Le rang des religieux s’était scindé en deux pour former une allée magistrale qu’encadraient les cavaliers. Chacun avait trouvé sa place dans un tableau parfait qui comblerait les photographes. Il ne manquait plus que le sujet même de la composition, le point focal.

La fanfare cassa le rythme pour basculer dans le solennel. La rupture de ton suffit à faire taire l’assemblée. Il ne resta, derrière la musique, que l’étrange palpitation des fanions que la foule agitait avec frénésie, sans un mot, sans un hourra.

De la voiture de tête sortirent les cosaques de la garde personnelle du tsar Nicolas. Les fameux manteaux rouges que tous les curieux attendaient. Les barbes carrées, les torses bardés des deux rangées de cartouchières, les bottes cirées et les sabres, tout simples, pendus prêts à servir. Les hauts bonnets d’astrakan, enfin, l’inévitable symbole du froid des steppes.

« J’aurais dû mieux choisir ma tenue, sourit la présidente en lissant des mains la fourrure bouclée de son manteau. On me dirait habillée de bonnets de cosaques. J’espère que le tsar n’y verra pas offense !

— Le voilà ! » coupa le préfet.

C’était enfin Nicolas II, en grand uniforme de colonel de la Garde des grenadiers. Il semblait si jeune ! Élancé, droit, presque calme, tellement gracieux parmi sa demi-douzaine de soudards habillés de gros drap. À mesure qu’il approchait, la présidente découvrit ses yeux tranquilles, sa barbe claire et cette moustache qui lui dessinait un sourire mystérieux.

Lépine interrompit le charme d’un coup de coude discret.

« Je ne vois pas l’impératrice Alexandra. Serait-il venu seul ?

— S’il y a quelqu’un qui doit le savoir, c’est bien vous, Lépine.

— Pas du tout, madame. Je vous rappelle que le comte Vasilyev ne nous a jamais remis la liste des invités que nous demandions.

— Comment ça ? Vous ne savez pas qui le tsar a amené dans ses bagages ?

— Non. Et je croyais que, naturellement, l’impératrice participait au voyage.

— Elle est peut-être restée dans le train.

— Ce serait contraire au protocole.

— Regardez ! Les invités commencent à suivre. Ouvrez les yeux ! C’est le moment de compléter votre liste. »

Dans le respect d’une distance convenable avec leur souverain sortirent les premiers gradés. Des généraux classés par ordre du nombre de médailles, à moins que ce ne soit par âge, au point que les premiers sortis, marchant avec difficulté, imposaient à l’ensemble de la colonne une allure de sénateur.

Les militaires formèrent ainsi un peloton bigarré composé de toutes les armes et de toutes les ethnies que pouvait mobiliser un tel empire. Puis une pause, un trou dans la ribambelle qui attira l’attention de la présidente. Comme par jeu, elle se demanda quel serait le prochain tableau de la procession.

Le wagon accoucha d’un homme trop grand pour le cadre de la porte. Pas un homme, une ombre. Celle d’un paysan des confins de la Sibérie, une carrure robuste et noire qui tramait comme une cape son manteau de berger, rustre au point de paraître sale. Sa tête était nue. Il portait les cheveux longs, plaqués de part et d’autre d’une raie centrale par de la graisse ou de la crasse. Le bas de son visage disparaissait sous une barbe laissée sauvage, une barbe d’ermite aussi sombre que ses cheveux. De l’ensemble ne ressortait que son regard. Deux points bleus, clairs sur une peau blanche, dans ce cadre de fourrure animale.

« Qui est cet homme, Lépine ?

— Il s’agit sans erreur possible de monsieur Grigori Raspoutine, madame.

— Monsieur ? Il ne mérite pas cette politesse. Comment le tsar a-t-il osé me ramener ce sorcier dépravé ? Il est hors de question que j’aie à saluer cet individu. Faites le nécessaire, Lépine. Sur-le-champ ! »

Le tsar n’était plus qu’à quelques mètres quand le préfet Lépine fila à l’anglaise, à moitié courbé dans la foule des invités.

 

« Madame la présidente, veuillez accepter les hommages solennels de la sainte Russie, de son Église, de son peuple et de son souverain. »

Nicolas lui baisa la main et la garda un instant entre ses doigts avec un sourire aimable.

« Majesté, au nom de la République française, je vous souhaite la bienvenue », répondit Victoire sur le même ton.

Ils n’étaient que deux sur l’estrade. Les militaires, les religieux, les ministres et les capitaines d’entreprise entouraient au coude à coude l’étroit podium où la présidente savourait l’instant, loin du brouhaha, des hymnes et des applaudissements.

C’était pour cela qu’elle avait tant payé. Pour vivre ailleurs, par-dessus les nuages, au panthéon des figures historiques, au sommet de l’humanité. Lépine n’existait plus. Ni même Raspoutine, ni même le Khan en fuite, Papus assassiné ou Lucrèce, terrée quelque part, une balle russe dans le corps. Sa propre fille.

Ce que Nicolas avait gagné par son sang de Romanov, elle, elle l’avait gagné par le sang des autres. Alors, plus que lui encore, elle avait mérité le droit d’être ici, sous les regards de son peuple, sur les photographies des journalistes, dans les livres d’histoire.

« Je ne suis plus habituée à attendre sur les quais de gare, osa-t-elle plaisanter.

— J’implore votre indulgence, madame, s’amusa-t-il. Je déteste froisser la patience des femmes.

— Vous êtes pardonnée, Majesté. »

Elle lui sourit comme une jeune fille.

 

La suite ne fut que l’interminable défilé des compliments. Le tsar remit à la présidente les insignes de Saint-André, auxquels elle répondit par une gerbe de bruyères, la fleur préférée de l’impératrice, dans un vase d’argent portant sur une face les armes impériales et sur l’autre celles de la ville de Paris. Le présent trop féminin tombait à plat en l’absence de la souveraine mais personne ne s’en offusqua. Ensuite, chaque invité des uns se fit un honneur de présenter son salut aux invités des autres. Avec le nombre, la combinatoire entraîna la cérémonie jusqu’à une heure avancée.

À l’écart, Lépine s’affairait encore à démêler les petits secrets de la délégation russe. De son chapiteau, la présidente ne le voyait plus. Rapidement, il conversa avec Cherkasov et Vasilyev, entre professionnels, sans agitation inutile. Puis les trois hommes filèrent droit sur Raspoutine, encore loin du chapiteau présidentiel. Deux mots à peine et le petit groupe disparaissait au loin, par l’arrière de la gare. Le sorcier de Sibérie s’en allait comme il était venu. Comme une ombre. Et la cérémonie fila sans plus d’incident.

Le tsar ne sembla pas relever qu’un invité manquait à sa suite.

Comme si cela ne comptait pas. Ou plutôt, comme si l’accroc, et le reste du protocole, avait été anticipé et réglé à l’avance.

 

Victoire Desnoyelles ne retrouva le préfet que très tard, une fois retournée à sa voiture.

« Où est Raspoutine ?

— Nous l’avons accompagné chez une connaissance. Une disciple, devrais-je dire. Une vieille duchesse russe qui a son immeuble du côté de Montmartre. Il n’a opposé aucune résistance. J’ai posté des hommes devant le bâtiment.

— Bien.

— Des hommes de l’Okhrana nous ont suivis pendant tout le chemin. D’autres attendaient déjà chez la vieille dame. Raspoutine est mieux protégé que le tsar.

— Raspoutine n’est pas un anonyme. C’est le mauvais ange du couple impérial. Et qui plus est, un opposant farouche à l’occidentalisation du régime. Son ascendant sur le tsar est considérable. Il n’est pas venu par hasard. Vous ne devez pas le lâcher.

— Je ferai le nécessaire.

— Oui. Et vous avez la nuit pour reprendre le contrôle du métropolitain. La visite commence demain matin, à dix heures. Faites ça en douceur. Je compte sur vous.

— Bien, madame.

— Et puis… si vous avez des nouvelles du Grand Khan, informez-moi immédiatement. Faites-moi réveiller si nécessaire.

— Tous mes moyens sont déjà en alerte. Nous ferons le maximum.

— Dans vingt-quatre heures, Lépine, le tsar et toute sa clique seront remontés dans leur train, en route pour Dunkerque où les attend le yacht impérial. Ce n’est pas long vingt-quatre heures mais, en attendant, qui sait ce que les Russes nous réservent ? Demain, nos chers alliés nous emmèneront en balade dans des couloirs obscurs. Ils ont bien choisi leur image ! Ça ne me plaît pas du tout, Lépine. Nous avons été naïfs. C’est bien là la plaie des démocraties. »

Lépine claqua la portière de sa voiture. De sa main gantée, Victoire tapota les doigts de son préfet. Elle semblait plus seule qu’à l’habitude.

 

« Allez, bonne nuit, Lépine. À demain. »

Les Démons de Paris
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